La question du transfert de la gestion des DNS sous l'autorité de l'UIT


Les discussions en cours témoignent de la différence fondamentale d’approche – en matière de gouvernance – entre une culture basée sur le droit latin (top-down) et une autre basée sur le pragmatisme libéral (bottom-up… attention, ne pas confondre "libéral" et "néolibéral" !).
Cette petite réflexion, certes incomplète et perfectible, reprend notamment les termes de mon livre qui aborde ce sujet dans un de ses chapitres : La gouvernance de l’Internet des Objets. 

Pour faire simple :
·        En droit latin (~ dirigiste), les règles de gouvernance sont anticipées : on tente de tout imaginer à l’avance et on légifère. Cette façon de faire – très déterministe – est un travail de Sisyphe et produit des « usines-à-gaz » inadaptées aux organisations complexes ou environnements chaotiques (par définition changeants, évolutifs et imprévisibles). Au petit jeu du « tout prévoir à l’avance », on crée des structures figées, difficilement évolutives et inaptes au changement et à l’adaptation. En revanche, la vision universaliste du droit permet à chacun de faire valoir les siens… dans les limites de ce qui est anticipé, connu et contrôlé. Pour la nouveauté… prière d’attendre la prochaine session parlementaire (qui a toujours plusieurs métros de retard). Toute organisation émergente est étouffée dans l’œuf car ne correspondant pas aux canons du moment (Internet à l’époque du Minitel en France). Ce type d’organisation est rarement compatible avec l’innovation, qui n'est pas toujours la conséquence des décisions décrétée par les plans quinquennaux.
·        En droit anglo-saxon (~ laisser-faire), rien n’est interdit à priori… ce n’est qu’en observant a posteriori les effets d’un phénomène qu’on légifère dessus, s’il s’avère en contradiction avec les règles communes du moment (principe jurisprudentiel). Avec le risque de se réveiller trop tard et de constater, désarmé, un monopole de fait : Microsoft, Google, ICANN, APPLE… Rien n’est généralement déterminé à l’avance, le principe est « on s’adaptera » et une grande confiance est accordée à la moralité intrinsèque de la société (influence protestante) ; et, par voie de conséquence, aux processus autorégulateurs (cf. « la main invisible du marché », escroquerie intellectuelle d’Adam Smith). Les organisations anglo-saxonnes sont réactives, adaptables, compétitives dans un marché de type capitaliste… mais font la part belle aux « premiers arrivés » qui seront aussi les premiers servis (et parfois les seuls). En revanche, l’innovation – qui procède par autocatalyse – trouve dans ce terreau matière à s’épanouir : les belles idées de Louis Pouzin ont germé là où elles pouvaient le faire ; c’est-à-dire aux USA.

Cette différence d’approche se retrouve dans beaucoup de domaines, notamment :
En biologie, la théorie de l’évolution de Darwin précise que l'on observe des espèces émergentes, qui par auto-évolution deviennent prégnantes (au détriment des autres) … Puis finissent par être supplantées par d’autres espèces, hier anecdotiques, mais qui ont su s’adapter aux évolutions plus récentes de l’écosystème. En règle générale, les "gros dominants" n’innovent que rarement, leur intérêt étant de maintenir une situation qui les conforte. Pour autant, en développant ses échanges, des stratégies de groupe ainsi que ses capacités cognitives, l’Humain a pris le contre-pied de ce principe naturel. Pouvant modéliser (donc anticiper) de façon abstraite sa propre organisation, il s’est progressivement porté sur une appréhension déterministe de ses structures sociales et a créé les lois, qui permettait de décliner les principes de la morale qu’il cultivait en parallèle. Toute notre contradiction est là : nous sommes des êtres biologiques ; mais nous créons des organisations qui s’abstiennent de ces principes biologiques élémentaires.
En informatique, la conception logicielle de mise dans les systèmes informatiques actuels est largement d’obédience latine (modèle fonctionnel déterministe basé sur l’enchaînement séquentiel des causes-à-effets) tandis que les enjeux d’Internet et des nouvelles technologies nécessitent une appréhension plus systémique, cybernétique et massivement parallèle, inspirée du vivant. Comme nous l'expliquons ici depuis des années, traiter l’ouverture et la complexité ne peuvent être faits dans un seul cadre fonctionnel, car il faut s’adapter en permanence aux évolutions incertaines du sujet traité. Il convient donc de remplacer le mot « contrôle » par celui de « pilotage ».
Et c’est là où nous voulons en venir…
Internet, depuis sa création, est un environnement en évolution permanente et de nature chaotique : on parle d'environnement car, n’étant pas finalisé au niveau le plus haut, on ne peut parler d’un système. C’est donc un assemblage improbable de systèmes auto finalisés, en interférence de buts, qui procèdent dans leurs écosystèmes immédiats par auto-évolution. Cela a des bons côtés (Internet est difficilement contrôlable) mais aussi des mauvais (Internet est difficilement contrôlable).
😉

Vouloir créer les conditions de son contrôle – tant au sens existant : ICANN, qu'escompté : ONU (UIT) ; est non seulement irréaliste mais antinomique pour ce qui est de sa nature même : Internet contrôlé, même démocratiquement, n’est plus Internet. Plus généralement, un organisme de standardisation est-il réellement représentatif ou a-t-il une légitimité dans un écosystème construit essentiellement sur l’innovation ? Un tel organisme représente le courant « mainstream », celui qui a intérêt à ce que rien ne change, par définition. Par ailleurs, octroyer à Internet une capacité, in fine, à s’auto finaliser (réguler) dans le long terme semble également illusoire (cf. Cybionte de Joël de Rosnay ?) : il n'y a pas plus de conscience immanente dans Internet qu'il n'y en a dans le marché ("main invisible" citée plus haut) ; chaotique il est, chaotique il restera. Ainsi, placer son contrôle sous l’égide d’une structure, même « démocratiquement élue », c’est lui retirer sa nature.
D'aucuns rétorqueront : « mais Internet est déjà sous contrôle des USA ! » … Ce "contrôle" n’est qu’une donnée d’un problème beaucoup plus vaste qui dépasse l’ICANN ou les USA (et leur département d'état). Internet n’est plus sous le contrôle US depuis longtemps dans la mesure où exercer le pouvoir (réel) qu’ils ont dessus reviendrait, pour les USA, à scier la branche sur laquelle ils sont assis (commercialement, socialement, technologiquement, etc.). Les dirigeants États-uniens sont trop conscients de cela pour ne pas utiliser ce pouvoir… et nous peut-être trop aveugles pour croire qu’ils le feront. La Chine l’a bien compris, tout comme elle a intégré la notion de rapports de forces (voir ci-dessous) et a développé ses propres infrastructures pour équilibrer ce rapport. L’Europe, elle, discute et légifère….
S’agissant de la gouvernance d’Internet – sujet pourtant digne d’intérêt ! -, il faut donc, à notre sens, oublier toute idée de « contrôle » et se concentrer sur la seule notion de « pilotage ». La seule chose que l’on puisse faire vis-à-vis de son évolution chaotique. Et sur ce point, le meilleur des équilibres démocratiques ne peut se constituer que sur la base de rapports de forces, de ceux qui forment les compromis. En effet, la meilleure des démocraties est elle-même est un compromis permanent, qui fonctionne sur la base de rapports de force équilibrés. Cette même démocratie résiste difficilement lorsqu’elle est érigée en principe immanent (ce serait nier notre nature biologique), et en l'absence des rapports de force évoqués plus haut.
Le « pilotage » est donc un savant mélange dynamique et proactif de déterminisme et de laissez-faire : les deux approches citées plus haut sont à combiner, car elles sont complémentaires. C’est ce modèle qu’il nous reste à inventer pour Internet (s’il est possible). Mais l’inventer pour Internet, c’est déjà l’inventer au niveau collectif : Internet ne fait que poser brutalement une question de gouvernance plus générale.

D’où l'idée que nous partageons, à l'IGD, déjà exprimée sur ce blog, et qui est développée dans le livre : L'Internet des Objets, Internet mais en mieux ; celle de tenter l'expérience de la création d’une instance transdisciplinaire autonome et indépendante, dont l’activité serait d’opérer un pilotage proactif des évolutions chaotiques de l’Internet. Il ne s'agirait surtout pas d'un organisme où il n’y aurait QUE des Stakeholders, quels qu’ils soient… tout « organisme partie-prenante » ne pouvant avoir de vision objective à son seul niveau, l'exemple des agences de notation financières l'illustrant régulièrement dans un autre domaine.
La volonté de création d'un tel organisme est d'ordre politique, mais sa réalisation ne peut se limiter au seul monde politique qui forme lui aussi un écosystème à part entière et qui tombe, à ce titre, dans la catégorie des « organismes partie-prenante ». c'est aussi à la société civile de créer ces nouveaux rapports de forces et d'imposer cette volonté.

Philippe Gautier (www.i-o-t.org / www.business2any.com)

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